Pourtant, cette voiture n’a rien d’une pièce de musée maintes fois restaurée ou du modèle voué à l’exposition statique. Le carburateur vertical Daimler a clairement déjà été noyé un bon nombre de fois. Un mince film d’huile sur toutes les surfaces prouve que la préparation n’a rien d’une plaisanterie et qu’elle a bien pour objet de faire rouler la voiture. Le moteur quatre cylindres 9,5 litres démarre sans rechigner et sans devoir jouer du démarreur. Après quelques protestations sonores et pétaradantes émises par le pot d’échappement aussi large qu’un bras, le bloc Daimler se stabilise dans un ralenti à très bas régime. Les étincelles d’allumage proviennent de deux bougies par cylindre et sont produites par le courant haute tension d‘un aimant. Le volant-moteur se met alors en mouvement – il ressemble à un gros ventilateur –, tellement lentement qu’on a l’impression de pouvoir compter chaque tour. Cela fait un peu penser à une machine à vapeur. Si la plupart des voitures de cette époque font plutôt entendre des bruits de reniflement et non de véritable combustion, la Mercedes 37/90 laisse éclater le tonnerre au moindre enfoncement de l’accélérateur. Pas d’erreur, la voiture rend un hommage glorieux aux quatre temps d’un moteur à essence. L’oreille ne peut que se rassasier des forces ainsi libérées.
Auto de classe
Aux Etats-Unis, Henry Ford avait tout juste commencé à produire son automobile en grande série en 1912. Il ne faisait déjà plus aucun doute à que la voiture sans chevaux était là pour rester : en 1910, deuxième année pleine de production pour la Ford Model T, le marché automobile mondial avait connu une croissance sidérante de 4500 %. En Europe, l’automobile ne s’était pas encore démocratisée et elle demeurait l’apanage d’un petit nombre de privilégiés. L’expression « voiture de luxe » était courante et ne faisait pas seulement référence à des modèles plus chers. Elle qualifiait aussi les voitures conduites pour le plaisir, par opposition à celles ayant une fonction précise : voitures de médecin, camions ou voitures des pompiers. Avant la première Guerre mondiale, la Suisse était l’un des pays à la plus forte densité de camions.
Mais revenons à la 37/90. Cette imposante Mercedes symbolisait le luxe ultime pour ces voitures de loisirs. Elle était chère même pour des clients fortunés. Le châssis nu coûtait déjà 25 000 Marks, soit le prix d’une belle ferme à l’époque. Depuis, alors que ce type d’ancienne a perdu beaucoup de l’attrait qu’il exerçait à la fin des années 1950 et dans la décennie suivante, cette Mercedes a réussi à conserver son statut spécial pendant plus de cent ans.
Technique de haut vol
En 1907, Wilhelm Maybach quitte DMG pour créer sa propre entreprise. Son successeur allait être Paul Daimler, le fils du fondateur de la firme, Gottlieb Daimler. C’est Ferdinand Porsche qui reprit le poste laissé vacant chez Austro-Daimler.
La 37/90 bénéficia des idées progressistes de Daimler. Pour optimiser le remplissage, le jeune ingénieur décida d’utiliser des soupapes en tête. Dans chaque cylindre, une grosse soupape d’admission et deux plus petites soupapes d’échappement gèrent le débit de gaz. Les quatre cylindres en fonte sont reliés deux par deux dans le bloc aluminium. Il n’y a pas de joint de culasse. Les soupapes sont intégrées directement dans les cylindres et la chemise de refroidissement est soudée tout autour. Le volant-moteur libre, en forme de ventilateur, assure la gestion thermique du puissant bloc en conjonction avec un véritable ventilateur et une pompe à eau. Le radiateur en forme de proue n’est pas le seul élément d’importance historique, car la 37/90 est également la première Daimler à présenter une calandre étoilée, et plus exactement un radiateur surmonté de deux étoiles. Les étoiles symbolisaient les réalisations sur l’eau, sur la terre et plus récemment dans les airs de la firme de Cannstatt.
Quatre vitesses
Tout de métal vêtu, le moteur tourne à 1300 tours pour développer sa puissance de 90 ch. Cela ne laisse pas beaucoup de marge pour des différences de régimes. Daimler, dès 1889 à l’exposition universelle de Paris, avait doté son prototype Stahlradwagen d’une boîte à quatre rapports utilisant plusieurs roues dentées, la première de l’histoire automobile. Les quatre vitesses étaient donc une évidence. Les rapports de démultiplication étaient les suivants : 4:1, 2,2:1, 1,4:1 et 1:1 pour le dernier rapport. Comme dans les voitures de cette époque, la pédale d’accélérateur est située entre l’embrayage et les deux pédales de frein agissant sur les roues arrière, et plus précisément sur les pignons en sortie de boîte. Un grand levier permet d’appliquer un freinage supplémentaire sur la boîte. Les roues avant restent donc totalement hors de portée des freins. Sur les chaussées non stabilisées de cette époque, on craignait beaucoup plus le blocage des roues avant que la puissance limitée de freinage et la dérive latérale associée au blocage des roues arrière.
Châssis surbaissé
La Mercedes de 1901 inaugure également l’utilisation d’un cadre en acier embouti, destiné à abaisser le centre de gravité. Notre 37/90, issue de la collection de la Fondation Renaud, présente une ligne remarquablement basse. Le châssis est légèrement coudé au-dessus des essieux et le cadre présente donc un rétrécissement, à l’avant comme à l’arrière. L’absence de pare-brise accentue le caractère sportif de sa silhouette de Torpédo. Telle était l’allure de la 37/90, présentée comme une voiture rapide et de tourisme lors de sa première apparition en 1911. Pour éviter les problèmes qu’un cardan, organe très susceptible à l’époque, pourrait entraîner, Daimler opta pour le système éprouvé de la transmission par chaîne. Le choix avait pour but de souligner la nature de grande routière de la 37/90. Les modèles suivants utilisaient en outre une chaîne dans un carter à bain d’huile. Tout cela nous parait aujourd’hui archaïque, mais il faut se replacer dans le contexte de l’époque. La Ford T, présentée en 1908 puis fabriquée en nombre non négligeable à partir de 1909, passait pour une voiture puissante avec ses 20 ch qui permettaient d’atteindre les 60 km/h. Le gros des voitures européennes se contentaient encore de moteurs à un ou deux cylindres et de puissances à un chiffre. Une vitesse comprise entre 30 et 40 km/h semblait déjà correcte. Alors imaginez une voiture particulière dépassant les 100 km/h, une performance qui relevait encore de l’imagination en 1912.
Folle histoire
Quelle chance de ne plus avoir besoin de lancer le moteur 9,5 litres à la manivelle ! Un démarreur électrique a été installé sur la voiture à un moment ou à un autre, sans doute dès les années 1920. Pour que les quatre pistons en fer puissent vaincre la pression de compression, on trouve sous le radiateur, à proximité immédiate de la manivelle toujours présente, un levier que l’on peut tirer pour déclencher la décompression. Le démarrage relève donc du travail d’équipe. Le levier de vitesses avec coulisse ouverte ne recèle aucun piège, la première est à l’avant gauche. Une 37/90 en état de rouler n’a pas de problème à se maintenir dans la circulation actuelle. Elle a suffisamment de puissance mais n’a pas le droit de dépasser 40 km/h en raison de l’absence d’un freinage aux quatre roues. On frémit toutefois à l’idée de se faufiler à son volant dans un trafic dense… Pour le reste, la conduite de la 37/90 ressemble à celle d’une bonne voiture de la fin des années 1920.
La Fondation Renaud, propriétaire de cette 37/90, n’a pas (encore) beaucoup d’informations à donner sur cet exemplaire. Dans les années 1980, elle a été acquise par le mécène Charles Renaud. Mais les recherches laissent deviner une carrière mouvementée au Royaume Uni et quelques folles escapades sur le circuit de Brooklands. Depuis fin 2019, la Mercedes peut à nouveau rouler grâce à un nouveau radiateur.
Texte : Martin Sigrist